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Echappées.belles
19 novembre 2010

Récréation

Récréation

 

« Imagination, mon enfant. »

René Char

 « Et si nous habitions poétiquement la terre… » d’après Hölderlin 

 

Récréation, quel joli mot ! D’où vient-il ? Tiens, tiens, de création, de créer… Goûte la saveur des mots.

 

Créer la surprise et… quelle surprise !

A l’unanimité moins une voix le parlement européen décide l’abandon du concept du PIB et substitue la notion de BIB, bonheur intérieur brut. Concrètement, construire une prison ou une autoroute, fabriquer des mirages ne sont plus un facteur de croissance, accueillir l’étranger, donner de son temps est facteur de bonheur…

 

Dieu créa le ciel, la terre et l’homme, disait-on, à son image (hum, je suis donc je doute !).

Et « Dieu créa la femme », disait aussi Vadim.

Adam, Eve, le serpent (monétaire), la pomme (de discorde), le jardin d’Eden, ingrédients savoureux pour un conte contemporain. « Il était une fois une adorable dame qui répondait au doux nom d’Eve et vivait nue dans le jardin d’Eden…A ses côtés se tenait Adam, jeune homme doux et influençable. Ils coulaient ensemble des jours heureux, jusqu’à ce qu’… un serpent aux yeux torves vint troubler leur idylle…

Et l’homme, chassé du paradis, désormais libéré de sa tutelle, créa un monde à son image où s’entrechoquèrent le meilleur et le pire… »

Mais c’est un conte, et le meilleur  sans doute triomphera.

 

 

D’une boule sombre et informe, le sculpteur crée l’homme qui marche.

De sa voix de diva, la chanteuse crée une émotion sans nom.

De sa palette en bois dur, le peintre crée un ciel étoilé.

Avec un bout de crayon gris, le poète crée le huitième jour de la semaine.

De ses doigts de fée, la jardinière crée un espace extraordinaire.

De son sourire radieux, de son doux timbre chantant, la factrice des lettres d’amour et d’impayés crée beaucoup mieux qu’une part de PIB, elle crée du lien, du bien, des riens d’attachement dans ce hameau perdu, au pied de la tour désaffectionnée.

De ses pieds de velours, d’un pas aérien, la chorégraphe baladine crée « ni Dieu ni Maître ».

 

Et l’enfant dans tout cela... ?

Sur le bitume de la cour ensoleillée, sous haute surveillance, l’enfant, au regard neuf, récrée  un espace de liberté, de jeu, d’insouciance, un terrain d’entente et d’enfance.

Avec un bout de craie bleue, la fillette crée une marelle qui l’emmènera « de la terre jusqu’au ciel ».

Avec deux morceaux de bois, les gamins créent des personnages qui déplacent des montagnes.

Avec leur corde à sauter, les filles créent des courbes, des arabesques à vous couper le souffle.

D’un concert de mots limpides et de notes bleues, elles récréent une ritournelle.

Je crée

Tu crées

Il ou elle crée

Nous créons

Vous créez

 Ils ou elles créent… au présent, maintenant, n’attendez pas demain, c’est impératif

 Nous ne laisserons pas les précepteurs pontifier et gouverner notre vie

D’artiste.

 

Je rêve d’un monde où l’enfant dès l’aurore baignerait dans l’onde douce et cristalline de la poésie, de la musique, de l’enchantement. Il y goûterait et s’enivrerait de tout son saoul, récepteur créateur de mots, de sonorités, de notes, de formes, de parfums, de couleurs…

 

Je rêve de coopération et cela commencerait à l’école. Comme la vie adulte, dans toutes ses entreprises, serait plus délectable…

 

J’y rêve de paroles et d’écrits libres, d’actes fondateurs, d’activités essentielles : combien d’années sur les bancs publics, bouches cousues, sans jardin et sans poésie ?

 

Je rêve d’émulation et d’accomplissement, faire jaillir de soi le nectar avec le concours engageant de l’autre.

 

 

Je rêve d’un monde où le désir, la curiosité, l’enthousiasme seraient qualités premières.

 

 

C’est l’heure de la récréation. L’heure tant espérée. Les enfants tels des chiens fous gardés en cage s’ébrouent et crient à tue-tête. Les jambes et les langues enfin se délient. L’énergie contenue pendant près de deux heures s’échappe sans modération. Des papiers papillons légers et multicolores tourbillonnent. Décidément, l’appel réitéré jour après jour par les adultes à respecter son environnement n’a pas porté tous ses fruits. Des équipes, pour une partie de football, se forment. Les plus jeunes et les plus malhabiles restent longtemps sur le carreau à attendre d’être retenus par les meneurs de jeu, qui sont rarement ceux qui brillent à l’intérieur des murs. Là, recroquevillés à la chaleur et à l’inertie du radiateur, les doigts et les pieds gourds, ils sont en attente douloureuse du départ, ici ils caracolent, ils cabriolent, tels de jeunes poulains échappés de l’enclos. Ils ont des fourmis dans les jambes, de les avoir comprimées sous le pupitre trop étriqué et ont hâte d’entrer en matière, qui ne soit pas scolaire. La grammaire et l’orthographe s’avèrent des disciplines étrangères à leur esprit rebelle. Ils veulent agir, courir, se dépenser et peut-être simplement apprendre à vivre, à plonger, pupilles dilatées, dans le grand livre ouvert de leur existence presque neuve. Ils rêvent de courses poursuites, de mains sales, de pantalons percés, d’expériences heureuses et de rires à gorges déployées. Impatients, bouillants, ils veulent saisir à bras le corps l’instant qui court. Saisir, c'est-à-dire happer et comprendre… Ici ils sont montrés du doigt pour exalter, pour célébrer la prouesse, derrière les murs pour fustiger, pour déprécier.

 

Les quelques filles qui se hasardent sur le champ de bataille patientent aussi contre le mur, sauf Mathilde, à la crinière rousse, virtuose de l’esquive et du petit pont, qui joue le samedi dans une équipe de garçons et se bat comme un lion. Par les gamins, effrontés et prétentieux, elle ne s’en laissera pas conter !

Voilà, les équipes sont formées, le jeu peut commencer… Courses et mêlées en alternance, la partie est pacifiquement disputée. Flux et reflux incessant et enthousiaste de vagues enfantines. Tous les autres, s’ils restent sur la plage confisquée, s’exposent ; ils risquent l’éclaboussure, la bousculade et même la balle au travers de la figure, mais heureusement on a changé le cuir tendu contre la mousse.

 

Beaucoup d’enfants, pour éviter ces sévices, restent à l’écart du rectangle de jeu aux frontières mal établies car les règles sont élastiques. Elles se font et défont sans anicroches au gré des jours. Les billes y roulent inoffensives. Les cordes à sauter virevoltent et chantent. Solène papote avec son amie, sa bouche est pleine de confitures. Malgré eux, ils sont confinés dans un espace restreint, faisant parfois quelques incursions rapides dans le champ de bataille, au risque d’être fauché par une balle. Lucas, lui, ne craint pas les coups et s’installe indifférent dans l’aire du jeu. Il est sorti aussi comme un éclair, son livre aux pages écornées à la main. Enfin libre de rejoindre son héros, loin d’ici, de ces lieux cafardeux et inhospitaliers.

 

Pourquoi l’école ? Je sais déjà lire. J’ai appris tout seul, presque tout seul. Sur les genoux de grand-mère qui me racontait des histoires drôles, tristes, terrifiantes, des histoires qui me faisaient voyager, d’autres qui me faisaient rêver. Quand elle lisait, sa voix tour à tour chantait, grondait, tremblait, tonitruait, murmurait. Ses paroles s’envolaient douces, harmonieuses, légères, haletantes, ardentes et parfumées. J’étais sous le charme. Les pages de ses recueils étaient des ailes, ses bras un refuge contre la peur, sa poitrine un rempart contre les monstres et les méchants. Elle me lisait parfois dix fois le même récit. Il était question de fées, d’aventuriers, d’enfants abandonnés. Et chaque fois, elle me transportait loin d’ici, au pays des merveilles.

 

 

 Il essaie bien, de temps à autre, de poser son trésor de papier inspiré sur les genoux, pendant la leçon de conjugaison ou de géographie, et de plonger corps et âme dans son odyssée, mais depuis que le maître lui a confisqué son livre pendant plusieurs jours, il n’ose plus courir ce risque. Il se contente souvent d’entrer dans le monde clos de la rêverie, mais là aussi il est vulnérable, car hermétique au discours ambiant. Et la sentence, quand elle tombe, semble venir de très loin, de l’autre bout du monde. « Lucas, je t’écoute ! » ou « Oh le pigeon voyageur, tu planes encore, il est temps de nous rejoindre ! » Mais la plupart du temps, malgré les chuchotements bienveillants de Lisette, il tombe littéralement des nues et atterrit à mille lieues de la réponse attendue.

« Le ciel est par-dessus le toit

Si bleu si calme… » Murmure sa belle voisine.

Il la regarde d’un œil attendri mais les mots demeurent interdits au fond de la gorge.

 

 Pourquoi l’école ? Le soir, à la lueur d’une veilleuse, j’ouvrais les livres et seul, niché sous la couverture, je plongeais, les yeux gourmands, dans ce bain de langage. Les portes de la lecture s’ouvraient lentement. J’ânonnais, je balbutiais. Comme l’enfant qui fait ses premiers pas, je trébuchais sur les syllabes rebelles et peu à peu les mots formant des ribambelles, coulaient comme une source d’eau vive. A présent je les bois comme un nectar miellé.

 

Alors la sanction tombe. Copier, recopier pour le lendemain des phrases sans queue ni tête, jusqu’à ce que les doigts maltraités refusent de tracer leur sillon, de se plier au commandement :

 « Je dois écouter le maître au lieu de rêver. »

« Il faut faire tes devoirs, c’est ton devoir d’élève. »

« Travaille, prends de la peine et tu seras encensé. » Je déteste l’odeur âcre de l’encens !

Prévert tambourine fougueux au creux de sa poitrine. « Il dit oui avec la tête, il dit non avec le cœur. » Ah si la craie pouvait redevenir falaise, et la plume oiseau…Lui, comme Timothée et Lisette, seraient têtes de linotte à folâtrer dans les blés.

 

Alors pourquoi l’école ? Grand-père m’initie au jardinage. Il m’apprend la patience et la lente éclosion de la plante, du bourgeon à la tombée des feuilles. Et nous vibrons à l’unisson sous les caresses du soleil, sous les assauts du vent, devant la magnificence d’un papillon ou d’une rose. Avec grand-mère, je chante des vieux refrains et souvent je plonge les mains dans la farine. Dans le pré et le poulailler, nos yeux pétillent, tout nous étonne, le vol d’une libellule, la délicate arantèle, la vie qui fourmille et s’épanouit. C’est mieux que mille leçons de choses. Et je gambade par les chemins buissonniers avec Lisette et Timothée. Nous cueillons les mures et les églantines, apprenons le chant des oiseaux.

 

« Je n’aime pas l’école ! » dit-il à sa mère qui s’impatiente et tempête.

« Je n’aime pas l’école ! » dit-il à son père qui le sermonne.

- « Rêveur, nonchalant, peut mieux faire, paresseux, est ailleurs, n’ira pas loin s’il persévère… » Fatales conclusions !

- Veux-tu comme moi toujours subir, avoir un travail ingrat, plier sous le joug de la machine et égrener les heures comme une morne litanie ?

- Je n’y crois pas, ajoute-t-il.

- A quoi ne crois-tu pas ? demande le père

- Au beau métier, ingénieur, médecin, informaticien. Et puis ça ne m’intéresse pas. Moi fils de Rien-du-tout, comme tu dis, je serai écrivaurien ou… Rien-du-tout.

- Ecrivain ? Alors apprends, suis les leçons. Ton chemin est encore long.

- Loin de l’école, je m’y ennuie. Je n’ai pas besoin de théorèmes et de leçons mais d’invitations à l’imaginaire et au voyage, de nobles exemples à suivre, pour grandir.

- Lucas, tu exagères. Fermons là la discussion. Nous la reprendrons dans quelques années. En attendant, il faut te soumettre, te plier aux règles en vigueur. Acquérir les bases…

- Me plier, me taire… Est-ce ainsi que l’on fait les hommes, en les soumettant ?

- ça suffit ! Tu n’es qu’un enfant !

-   ça promet ! Soupire sa mère.

 

Pourquoi l’école ?

Plié en huit

À longueur de jour

 Sur un banc

Comme un origami

À suivre envieux

Le vol de l’hirondelle.

La classe

Et ses quatre murs gris,

L’odeur de renfermé,

 La carte de France

Encore épinglée

Avec ses colonies,

L’enfant en cage,

Pipit aux ailes coupées,

Aux rêves envolés.

La parole confisquée.

  Silence.

En rangs par deux !

 

Je rêve d’un monde où la connaissance serait vectrice de joie, d’humanité et d’excellence

 

Je rêve d’élitisme pour tous, et non ce partage inégal, à plusieurs vitesses, de toutes les nourritures.

 

Je rêve d’un monde où les hommes pourraient circuler librement, d’un monde sans frontières, sans murs, sans barbelés

 

Je rêve de parité et de fraternité

 

Je rêve d’un monde où le respect et la tolérance seraient des valeurs reines

 

Je rêve d’un monde où la palette des couleurs de peau soit une aubaine pour de paisibles mélanges

 

Je rêve d’un contrat naturel où l’homme reprendrait sa place parmi les autres êtres vivants, humble et respectueux

 

 Je rêve d’un contrat social pour la planète.

 

Je rêve de lenteur car la vitesse frustre, épuise et tue.

 

Je rêve que les coups de griffe deviennent caresses. La peau s’y prête à merveille.

 

Je rêve de partage entre hommes et femmes, jeunes et vieux, partage de connaissances, de savoir-faire, de revenus

 

Je rêve d’une Europe phare, promouvant justice et beauté dans ses terres et au delà des mers, avec un contrat naturel, politique et social

 

Je rêve d’une ville sans banlieue, sans lieux mis au ban, à l’index, vilipendés, d’une cité où le centre s’étendrait comme une nappe de lumière jusqu’aux coins reculés et exclus

 

Je rêve de quartiers d’orange, de verdure, de rires, de paroles et d’eau. Je rêve de lieux de vie, d’activités, de commerce équitable et de jeu.

 

Je rêve de quartiers mixtes, à Saint Denis et Saint Tropez, dans le seizième arrondissement de Paris et dans les cercles excentriques jusqu’au bout de la terre

 

Je rêve de villages métissés avec des bancs sous les tilleuls pour enfanter des projets de vie commune, pour rire et pour rêver

 

Je rêve de démocratie vivante, où les élus, choisis pour leur abnégation, leur sens du service public œuvreraient pour un monde libre et harmonieux, où la participation serait reine et quotidienne

 

Je rêve de l’effondrement de toutes les dictatures et des régimes autoritaires

 

Je rêve d’un monde où la politique reprendrait ses droits, trouverait sa noblesse et sa force

 

Je rêve que la démocratie ne s’arrête pas devant un bureau de vote, devant la grille de l’usine, devant la porte de l’atelier ou du bureau

 

Je rêve de transports dépollués, de proximité et au long cours, transports de joie et d’énergie constructive

 

Je rêve de médias qui informent, instruisent, divertissent et émeuvent en élevant l’homme, en développant ses fibres intelligentes et sensibles et non celles qui flattent et dégradent, d’origine animale et grégaire.

 

Je rêve d’un monde sans tapages publicitaires, sans slogans lapidaires dans lesquels les hommes deviennent troupeaux à consommer, à s’aliéner

 

Je rêve d’un monde où l’économie ne serait qu’instrument pour faciliter la vie des hommes et non une fin, une fringale, un appétit sans fin avec ses monstres, avec ses temples, avec ses gourous. Je rêve de démanteler ces murailles d’inégalités, d’inhumanité. Produire, consommer, jeter, produire…

 

Je rêve d’un monde où nos enfants seraient heureux de vivre et d’enfanter…

 

Je rêve d’un jardin grand comme la terre.

 

« Le pays des rêves est le seul pays où l’homme n’est pas interdit de séjour. » Julos Beaucarne

 

  MD

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