Baptême

On venait de baptiser le bébé. Un marmot jovial et joufflu qui gazouillait déjà. Ses parents l’avaient prénommé Gérude parce que ça sonnait bien : Gérude Manchot. Nous avions été invités, ma compagne et moi, alors que nous les connaissions à peine. Un signe de la main en passant devant chez eux, un bonjour bonsoir de temps en temps et c’est tout. Jamais on ne s’était taillé une bavette sur le pas de la porte, jamais on n’avait discuté le bout de gras par-dessus l’enclos à cochons. Pourtant nous étions voisins depuis plusieurs années. Elle s’appelait Mopique née Nique, son père était dyslexique et l’avait déclaré ainsi à l’état civil. L’employé aux écritures ne broncha point et ne songea pas à rétablir l’ordre des lettres. Il faut dire que les parents rivalisaient de fantaisie et d’imagination dans le bourg. Il n’était pas question ici de saints du calendrier des postes, sainte Barbe, sainte Eulalie et tout le saint Frusquin, ni de stars ou de personnages des séries télévisées, Bryan, Steve, Johnny et compte en Suisse, et compagnie, pardon pour le dérapage, mais en ce joli coin de France profonde, on faisait mention de noms communs, enfin pas si communs que ça, de fleurs du petit Robert illustré, pas très catholiques, ni cathodiques au demeurant. Ainsi lisait-on, en feuilletant le registre, des prénoms tels qu’Arrosoir, Pigeon, Abreuvoir, Luzerne, Mâchefer ou Accordéon pour les garçons. Pour les filles, on trouvait Moutarde, Gourde, Marelle, Majorette, Chandelle ou encore Colombe.

Ainsi voyait-on se former, dès les premiers boutons de roses et de l’adolescence, des couples parfaitement assortis, qui, main dans la main, les yeux dans les yeux, amoureux, sans peur du lendemain, se promenaient par les chemins, à bicyclette... ou sans d’ailleurs, c’est plus pratique. Ainsi se pavanaient Alambic et Absinthe, Abeille et Paulen, Luzerne et Lapine, sous les yeux exorbités des grenouilles de bénitiers. D’autre couples dépareillaient et ne duraient pas : Canard et Violoncelle ont eu rapidement du plomb dans l’aile, la belle Flamme et le petit Crachin n’ont pas long feu.

Au bourg, quand on parlait de notre voisine, on l’appelait La Mopique. Lui s’appelait Gérard, Gérard Manchot, il venait du Nord. Ca ne s’improvise pas. C’étaient nos seuls voisins dans ce hameau de quatre âmes, et le double d’ânes, cinq maintenant avec Jérude.

La Mopique était venue chez nous un matin toute essoufflée, et, sans ambages, d’un trait, avait déclaré :

- Voilà ! Bonjour d’abord ! Veux-tu être la marraine de mon bébé. Je n’ai pas de famille. Pour Gérard, ils ne viendront jamais, c’est trop loin, le Nord. Dés qu’ils sortent du quartier, ils ont peur de se perdre. Alors descendre dans l’Aisne, faut pas compter sur eux. Mes amies, je peux les compter sur un doigt de la main, mais je la fréquente plus depuis qu’elle a marié un marlou.

Ma compagne, de surprise, faillit tomber à la renverse :

- Oh la la ! Mais je ne vous connais pas. Un bonjour bonsoir deux fois la semaine ne suffit pas à asseoir une amitié.

- S’il vous plait ! s’il vous plait, ma ptite dame, on apprendra à se connaître. Et puis j’ai personne d’autre que vous. Et pour Gérard et moi, le baptême c’est sacré !

- Je comprends, je comprends, bien que le baptême ne soit pas ma tasse de thé. Donnez moi quelques jours de réflexion.

Mopique ferma la porte après un ultime « je compte sur vous, madame Frisquet ! »

Ma compagne, bonne pâte, finit par céder.

En recevant l’eau froide sur la tête, le petit Jérude Manchot n’avait pas pleuré. Au contraire, la douche l’avait enchanté, il avait ri aux éclats et dans sa langue de bébé, le petit diable priait encore encore. De ses menottes potelées il frappait l’onde d’eau bénite et semblait tellement ravi que le curé, bon bougre libéral, le déposa tout de go dans les fonts baptismaux. La fête se prolongea jusqu’à ce que le bambin eût vidé toute la cuve d’eau bénite et que chacun autour du cercle fût trempé jusqu’aux os. Ce fut une belle cérémonie, loin des clichés habituels.

On venait donc de baptiser le bébé. Nous étions sept âmes autour du landau, plus le prêtre rondouillard et encore célibataire qui s’était fait inviter. Et les deux enfants de chœur, qui n’étaient plus depuis longtemps des enfants de chœur, parce que, d’une part, c’étaient deux hommes vieillissants, quasiment chauves et, d’autre part, au cours de leur existence déjà longue, ils se vantaient d’avoir fait les quatre cent coups. A l’église néanmoins, le temps des offices, ils restaient sérieux comme des papes et servaient le prêtre avec dévotion. La consommation de vin de messe était bien sûr excessive : deux caisses de Sauternes par semaine, pour une célébration par mois, mais l’ecclésiastique fermait les yeux, car il confessait le même péché capiteux. A cause de l’abus de blanc, les finances du curé étaient souvent dans le rouge, aussi il exhortait souvent ses ouailles à être particulièrement généreux : il prétextait l’augmentation du baril, la réfection du toit de l’église, ou les pauvres en dernier ressort, mais personne n’était dupe, voyant le visage des trois compères en soutane blanche, accuser tant de couleurs. Certaines mauvaises langues, sans égards et sans foi, les surnommaient discrètement les peaux rouges.

Pour l’occasion, nos voisins avaient retenu une tablée au bar du village. « Il faut marquer le coup, disait Gérard avec solennité, et sceller notre amitié. Une poule au pot et un canon feront l’affaire ! Ce n’est pas tous les jours qu’on baptise le gamin ! »

Gérard, dans un complet gris d’un autre âge, était ému jusqu’aux larmes, et gauchement me donna l’accolade.

Au bar tabac, chez Jérhum Pinard, avant le repas, on but plusieurs apéritifs, ce qui nous mit tous en verve.

Il régnait un vacarme phénoménal et le curé n’était pas en reste. Au quatrième verre, ma conscience s’est un peu ramollie, ma mémoire aussi, d’ailleurs. Mopique nous fit asseoir autour de la table et je me retrouvais à côté d’un des deux compères enfant de chœur, le plus corpulent. Son visage était cramoisi et suait à grosses gouttes. Il était excité comme un chien sur un os de poule et des ses pognes gigantesques semblait battre la mesure de la fanfare municipale. J’étais plutôt effrayé et ne le contrariais surtout pas, craignant quelque débordement fâcheux. Entre nous un brouillard dense s’était levé : étaient-ce les effluves de pastis, les vapeurs du bouillon de poule qui nous lorgnaient avec des yeux globuleux, ou la fumée de sa gitane papier maïs ? La conjugaison des trois sans aucun doute. L’homme tantôt criait, m’envoyait à la figure des bribes de phrases extravagantes et des postillons salaces, tantôt me murmurait à l’oreille des propos incohérents :

- Pas plus tard qu’hier, disait-il, j’ai fait comme le renard, je suis rentré à quatre pattes dans le poulailler de la Léontine. Ah c’est une pièce, celle-là ! T’as pas le temps de compter jusqu’à trois et te voilà dans le plus simple appareil de levage sur le sofa à compter ses grains de beauté dans tous les recoins ! Hier, je lui ai volé deux poules grasses à la mignarde. Celles-là même que nous avons dans notre assiette. Mais la rombière m’attendait à la porte avec un fusil. Et tenez-vous bien, elle voulait être payée en nature. Mais moi, j’ai pris mes jambes poilues à mon cou, et j’ai couru comme un beau diable sans me retourner, en louvoyant pour éviter la chevrotine dans l’arrière-train. Je n’avais pas du tout envie de me retrouver dans son plumard. Une vraie lionne la Léontine ! Entre ses griffes, tu laisses plus d’une plume !

Son compère, assis en face, riait à gorge déployée et surchargée. Je ne comprenais rien à son charabia. De son côté, ma compagne ne pratiquait dans le même registre. Elle me lançait des regards éloquents qui voulaient dire : « laisse-les divaguer tout seuls ces vieux rustres, reste avec nous ! » Mais il était trop tard, je m’efforçais bien de reprendre pied, de remettre un peu d’ordre dans mes idées mais Gérard me versa alors une double rasade de Calvados et cria à la ronde : « Le trou normand ! Tu ne peux pas le refuser celui-là, c’est le verre de l’amitié ! » Je buvais donc et sombrais dans une douce torpeur. L’enfant de chœur m’envoyait toujours ses postillons et disait des choses absurdes que j’approuvais en hochant la tête. Il m’envoyait de telles bourrades amicales, qu’à plusieurs reprises, je faillis me retrouver les quatre fers en l’air, ou dans le giron généreux de ma voisine.

Ma femme, quant à elle avait adopté le bébé. Jérude resta toute l’après-midi sur ses genoux à gazouiller, à se lover, à ronronner comme un chaton. Sa mère avait trouvé la marraine idéale, fort encline à câliner.

De cette journée mémorable, il me reste une photo jaunie : dessus le gros bébé joufflu porté à bout de bras et riant aux anges. Il est devenu un bel homme jovial et attachant qui fait partie de la famille.

Baptême

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