« Ma formule est la même partout. Politique intérieure? Je fais la guerre. Politique étrangère? Je fais la guerre. Je fais toujours la guerre. »

CLEMENCEAU, Disc. du 8 mars 1918.

« (...) il suffit de considérer ce qui se passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage, comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites; ils sont méritoires. »

H. BERGSON, les Deux Sources de la morale et de la religion, I, p. 26.

Mon grand-père Maurice était serveur pendant la grande guerre (y a t il des petites guerres, des guerres mineures ?). Planqué à l’arrière, me direz-vous, ou plutôt devant le bar, loin des tranchées, à servir une limonade par-ci, à votre service mon général, un petit remontant par-là, voilà pour vous, monsieur le ministre, pendant que les poilus croupissaient avec les rats au fond de leur tranchée ? Non, non, les notables et les chefs de corps, là où il stationnait, il ne les entrevoyait jamais. La guerre était commandée à distance, sur des cartes d’état major. Il était serveur, ouvrier chargé d’alimenter les machines, et non pas les hommes au-dessus du rang et des contingences, les gros bonnets et les huiles, comme on dit vulgairement. Quoique l’huile, il en fût le pourvoyeur, rapport à sa machine qui ne devait à aucun prétexte se gripper. Lui, s’il se grippait, ou pire encore, aucune importance, de la chair ingénue on en trouvait aux six coins de l’hexagone, et même au-delà, de beaux tirailleurs qui poussent comme des fleurs des champs, de la chair tendre de dix-huit ans à peine, mais la machine avec son pesant de fonte, elle, était estimable. Car ce n’était pas n’importe quelle machine ! La sienne, comme toutes les autres, était bruyante, particulièrement assourdissante. Comme les autres encore, incessamment, il fallait la nourrir, lui remplir la panse, l’issue du conflit en dépendait, alors pas le temps de souffler, pas le loisir de la laisser refroidir, il était son dévoué ! En trois mots, mon grand-père Maurice avait la place enviable ou le triste privilège, c’est selon, d’être serveur de canon. Mais le canon qu’il servait avec abnégation, avec frénésie, ne tuait pas à petits feux, comme l’autre, le gros rouge, la piquette, le picrate, il crachait, il vomissait le feu et déchiquetait, happait, tuait ceux d’en face, ceux qui nous avaient fauché l’Alsace et la Lorraine, les boches quoi ! A nous de les faucher ! Ah quelle Histoire ! Ils en ont avalé des couleuvres, les pauvres petits loupiots d’à peine vingt printemps, sevrés au lait rouge de la revanche.

Un peu moins d’un siècle plus tard, son arrière-petit-fils Jérémie, allergique à toutes formes d’écoles, est aussi devenu serveur, garçon de bar dans la fleur de l’âge, aux cheveux blonds comme un champ de blé en été, serveur de canons dans un pays pacifié ou presque… Lui aussi connaît les coups de feu de l’heure de pointe et alimente des corps anonymes, gourmands, impatients, insatiables comme les machines de l’aïeul. Et avant-hier, comme aujourd’hui, on ressent la même sensation tenace et malsaine que les marchands de canons encore et encore tirent leurs marrons du feu . Mais le parallèle s’arrête là et si mort il y a, elle n’est pour lui que de fatigue et pour le bénéficiaire, s’il dépasse la dose, destruction à petit feu.

S’il est verseur de fluides sucrés ou aphrodisiaques, l’arrière-petit-fils de Maurice, c’est pour mettre un peu de beurre dans les épinards car il se déclare d’abord poète et conteur. Sa vie est un jeu de rôles et d’écriture. Entre deux verres, sur les planches des bars encore, il déclame des vers, il chante la complainte des gueux :

« Il se souvient des nuits à attendre l’aurore

Où doux soleil brillait par maintes gouttes d’or

Ne déborde jamais, désormais, aucun vase.

Le temps stagne à ce point que l’époque s’envase.

Et le quartier latin, ô mon pauvre Ferré !

Est celui des pantins, par le gain, formatés.

Où Gavroche est-il donc ? Trime-t-il à l’usine

Tandis que la Cosette insulte sa Fantine ?

Les apaches sont mal, en reste-t-il encore ?

Un ministre prévoit cow-boys et miradors.

Et Paris lentement perd Paname d’alors

Et Germain n’est le sein plus que des bachelors

D’Apollinaire, il n’est, hélas, plus que la zone,

Et « le ciel bas et lourd» se couche sans ozone. »

Et quand, à l’aube froide, le turbin et la scène le jettent harassé à la rue, il se réfugie dans sa tour d’ivoire pour noircir, griffonner, raturer son morceau de papier. Brouillon bouillon de vie. Gestation lente, accouchement douloureux dans le labeur, le labour de la page. Exigence élevée du mot adéquat, de la belle sonorité, du rythme juste. Sur les traces de Rostand, son Cyrano, amant tendre, philosophe et poète. Lui craché, couché sur la feuille animée, le lit de la page, sa marge, le caniveau…

Je l’imagine quelque trente ans plus tard, dans la même aimable et rebelle attitude, laboureur infatigable de l’argile blanche, semeur de rêves et de coquelicots, avec les mêmes outils élémentaires, les mêmes articles pour soutenir l’écriture, crayon mine, feuillet, café et mégot sans cesse ranimés, vieil enfant au maillot blanc, pantalon effiloché, pieds nus sur le plancher disjoint, les pensées voguant sur les vagues vives du siècle, bohême. Le soc de sa plume toujours parcourant l’ouvrage nu pour l’ensemencer sans repos. A ses pieds, sur une nappe vierge, sa petite fille esquisse un sourire et, avec des crayons de couleurs, dessine des arabesques. Peut-être sera-t-elle danseuse pour apaiser les maux et pour gommer les guerres…Etoile fleur contre un fusil…

Tant qu’un souffle de vie me maintiendra debout et me ravira, je soutiendrai toujours la posture inconfortable de l’artiste. Elle est si bienfaisante dans ce monde de fourmis dociles et désenchantées, dans cet univers versatile de soldats, enfants et adultes jouets des politiques et d’idéologies de guerre religieuse et économique. La terre saigne sous toutes les latitudes Je reconnais mon fils dans son cheminement ardent, solitaire et combien pacifique. Mon fils au singulier, hélas…

A votre service !

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